En Ethiopie, Amnesty International et Human Rights Watch dénoncent des crimes contre l’humanité au Tigré occidental

Dans un rapport conjoint rendu public mercredi 6 avril, les deux organisations de défense des droits de l’homme parlent d’un nettoyage ethnique systématique mené à l’encontre des Tigréens de cette région depuis le début de la guerre, en novembre 2020.

Par Noé Hochet-Bodin(Addis Abeba, correspondance)

Des personnes ayant fui la guerre sévissant au Tigré, dans un camp de réfugiés, à Debark, en Ethiopie, en septembre 2021.
Des personnes ayant fui la guerre sévissant au Tigré, dans un camp de réfugiés, à Debark, en Ethiopie, en septembre 2021. AMANUEL SILESHI / AFP

« Nous allons vous effacer de cette terre, ceci est notre terre, c’est la dernière fois qu’un Tigréen y vivra », promettait, en novembre 2020, un soldat des forces spéciales de la région Amhara à un habitant tigréen qui fuyait les persécutions. Ce message sans équivoque est au cœur du rapport conjoint rendu public, mercredi 6 avril, par Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) : intitulé « Le Tigré occidental est le théâtre de crimes contre l’humanité », il fait état d’un nettoyage ethnique méthodique à l’encontre des Tigréens du Tigré occidental.

Dans cette enquête de 220 pages, pour laquelle 427 entretiens ont été réalisés sur quinze mois, figurent d’autres phrases du même genre, certaines déshumanisantes, d’autres appelant directement à la déportation et au meurtre de masse. Comme à Adebai, en juillet 2021, dans un centre de détention informel de la ville où sont enfermés des Tigréens. Un garde, allié aux forces amharas qui contrôlent désormais le Tigré occidental, lance aux prisonniers : « Vous, Tigréens, vous ne méritez pas de respirer, vous ne devriez pas vivre, vous n’êtes pas humains. » Lire aussi : Ethiopie : un convoi d’aide humanitaire, le premier en trois mois, va entrer au Tigré

Au centre de ce qu’Amnesty et HRW décrivent comme « des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité » se trouve le Tigré occidental (ou Wolkait), une bande de terre de 12 000 km2. Ce territoire fait, ou plutôt faisait, partie de la région du Tigré depuis 1991.

Lorsque, à cette date, le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) le rattache au Tigré, il y installe des milliers de Tigréens et y mène une réforme agraire à marche forcée, avantageant les membres du parti, qui deviennent de grands propriétaires fonciers. Des milliers d’Amharas fuient : par dissidence politique ou après la spoliation de leurs terres.

Destructions, expropriations et discours de haine

Quand la guerre civile éclate entre le TPLF et le gouvernement fédéral du premier ministre Abiy Ahmed, en novembre 2020, les groupes nationalistes amharas tiennent leur revanche. Ils parviennent à s’emparer du Wolkait en quelques jours, avant, comme le montre le travail des deux ONG, de tout faire pour en effacer la présence tigréenne. Le Monde, qui s’est rendu à deux reprises dans ce territoire – entre novembre 2020 et juillet 2021 –, a pu y constater les destructions et les expropriations, ainsi qu’un discours de haine ciblant les Tigréens.

Les intimidations ont commencé dès la conquête, en novembre 2020, peut-on lire dans le rapport. « A partir de maintenant, rien ne s’appelle plus Tigré ici, menaçait alors un commandant des forces spéciales amharas, le major Dejene Maru, devant une foule composée de Tigréens dans la ville d’Ali Goshu. Ne vous attendez pas [à un retour de] l’administration précédente (…). Ici, c’est Amhara désormais. » Lire aussi : Article réservé à nos abonnés En Ethiopie, un premier pas vers une paix compliquée

Cette localité à majorité tigréenne n’imaginait pas que, trois mois plus tard, le 17 janvier 2021, ces mêmes forces spéciales amharas allaient y massacrer une soixantaine de personnes, de sang-froid, en représailles à une défaite sur le champ de bataille. Cette exécution de masse a eu lieu le long de la rivière Tekeze.

L’un des survivants décrit la cruauté des bourreaux. Ainsi, pour achever les détenus, l’un des commandants amharas ordonne à ses hommes : « Les Tigréens, ça ne meurt pas facilement… tirez encore ! » La Tekeze deviendra tristement célèbre en août 2021, lorsque 136 corps de détenus tigréens seront repêchés du côté soudanais de la frontière.

Une vaste campagne de déportation

« Notre objectif était d’établir l’ampleur de ce qui s’est passé, explique Jean-Baptiste Gallopin, chercheur pour Amnesty International. Nous avons découvert que la campagne de nettoyage ethnique était systématique. L’ensemble des témoignages nous permet de dire que les crimes contre les Tigréens étaient généralisés et systématiques. »

Le « nettoyage ethnique » du Tigré occidental, terme utilisé dès mars 2021 par le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken, a été planifié et exécuté. « Les nouvelles autorités amharas, les miliciens et les forces spéciales ont mis tout en œuvre pour déplacer les populations tigréennes », poursuit M. Gallopin. Lire aussi Ethiopie : « Ce qui se passe au Tigré est sans aucun doute une catastrophe humanitaire »

Les massacres, tortures, détentions arbitraires, viols, expropriations et pillages sont énumérés dans le rapport, qui raconte aussi la terreur imposée au quotidien : l’interdiction de parler en langue tigrinya ou d’obtenir des papiers d’identité.

Etape-clé du nettoyage ethnique, la campagne de déportation, en partie effectuée par bus, a déplacé au moins 723 000 Tigréens vers le reste de la région entre novembre 2020 et juin 2021. Dans la ville de Humera, un administrateur amhara déclare, avec cynisme, devant les habitants que « si les Tigréens le veulent, ils peuvent prendre la décision de partir d’eux-mêmes, sinon nous pouvons aussi les déporter… ».

Les deux ONG incriminent également l’armée fédérale d’Abiy Ahmed. « Les forces fédérales sont complices, participant parfois à des rafles, tenant des checkpoints empêchant les Tigréens de fuir, ou encore procédant au bombardement de zones civiles », observe M. Gallopin.

Alors qu’il est en opération reconquête sur la scène internationale après plus d’une année de conflit, le gouvernement d’Addis-Abeba répondra-t-il à ces accusations ? Amnesty International et HRW précisent que les détentions se poursuivent encore aujourd’hui au Tigré occidental dans « des conditions létales ».

Noé Hochet-Bodin(Addis Abeba, correspondance)

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/04/06/ethiopie-amnesty-international-et-human-rights-watch-denoncent-des-crimes-contre-l-humanite-au-tigre-occidental_6120765_3212.html